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Le 10 avril 2017
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Il faut partir d’une constatation très simple. Aujourd’hui, un vrai monde constitué par les hommes et les femmes qui vivent sur cette planète n’existe pas.
Pourquoi est-ce que je dis qu’un monde des femmes et des hommes n’existe pas ? Parce que le monde qui existe, le monde de la mondialisation, est uniquement un monde des objets et des signes monétaires, un monde de la libre circulation des marchandises et des flux financiers. Il est exactement le monde prévu par Marx il y a cent cinquante ans : le monde du marché mondial. Dans ce monde, il n’y a que des choses — les objets vendables — et des signes — les instruments abstraits de la vente de l’achat, les différentes formes de la monnaie et du crédit. Mais il n’est pas vrai que dans ce monde existent librement des sujets humains. Et, pour commencer, ils n’ont absolument pas le droit élémentaire de circuler et de s’installer où ils veulent. Dans leur écrasante majorité, les femmes et les hommes du soi-disant monde, le monde des marchandises et de la monnaie, n’ont nullement accès à ce monde. Ils sont sévèrement enfermés à l’extérieur, là où il y a pour eux très peu de marchandises et pas du tout de monnaie. « Enfermement » est ici très concret. Partout dans le monde on construit des murs. Le mur qui doit séparer les Palestiniens et les Israéliens ; le mur à la frontière entre le Mexique et les États-Unis ; le mur électrique entre l’Afrique et l’Espagne ; le maire d’une ville italienne propose de construire un mur entre le centre de la ville et la banlieue ! Toujours des murs pour que les pauvres restent enfermés chez eux.
Il y a presque vingt ans, le mur de Berlin est tombé. C’était le symbole de l’unité du monde, après cinquante ans de séparation. Pendant ces cinquante ans, il y avait deux mondes : le monde socialiste et le monde capitaliste. On disait : le monde totalitaire et le monde démocratique. Alors, la chute du mur de Berlin était le triomphe d’un monde unique, le monde de la démocratie. Mais aujourd’hui nous voyons que le mur s’est seulement déplacé. Il était entre l’Est totalitaire et l’Ouest démocratique. Il est aujourd’hui entre le Nord capitaliste riche et le Sud dévasté et pauvre. À l’intérieur des pays, la contradiction opposait une classe ouvrière forte et organisée, et une bourgeoisie dominante qui contrôlait l’État. Aujourd’hui, il y a côte à côte les riches bénéficiaires du trafic mondial et la masse énorme des exclus, et entre les deux toutes sortes de murs et de séparations : ils ne vont plus dans les mêmes écoles, il ne sont plus soignés de la même façon, ils ne peuvent pas se déplacer par les mêmes moyens, ils ne logent plus dans les mêmes parties de la ville…
« Exclu » est le nom de tous ceux qui ne sont pas dans le vrai monde, qui sont dehors, derrière le mur et les barbelés. Il y avait, jusqu’il y a trente ans, un mur idéologique, un rideau de fer politique ; il y a maintenant un mur qui sépare la jouissance des riches du désir des pauvres.
Tout se passe comme si, pour qu’existe le monde unique des objets et des signes monétaires, il fallait durement séparer les corps vivants selon leur provenance et leurs ressources. Aujourd’hui il n’y a pas de monde. Parce que le monde unifié du Capital a pour prix la brutale, la violente division de l’existence humaine en deux régions séparées par des murs, des chiens policiers, des contrôles bureaucratiques, des patrouilles navales, des barbelés et des expulsions.
Pourquoi est-ce que ce que nous appelons l’immigration devient, dans le monde entier, une question politique fondamentale ? Parce que tous ces humains vivants qui arrivent, qui tentent de vivre et de travailler dans divers pays, sont la preuve que la thèse de l’unité démocratique du monde est entièrement fausse.
Si elle était vraie, nous devrions accueillir ces étrangers comme des gens du même monde que nous. Nous devrions les aimer comme on aime un voyageur qui fait halte tout près de votre maison. Mais ce n’est pas du tout ce qui se passe. Massivement, nous pensons que ces gens viennent d’un autre monde. Voilà le problème. Ils sont la preuve vivante que notre monde démocratique et développé n’est pas le monde unique des femmes et des hommes. Il existe chez nous des femmes et des hommes qui sont considérés comme venus d’un autre monde. La monnaie est partout la même, le dollar ou l’euro sont partout les mêmes ; les dollars ou les euros que possède cet étranger venu d’un autre monde, nous les accepterons volontiers. Mais lui, ou elle, dans sa personne, sa provenance, sa façon d’exister, nous dirons qu’il n’est pas de notre monde. Nous le contrôlerons, nous lui interdirons le séjour. Nous nous demanderons avec anxiété combien il y en a chez nous, combien de ces gens qui viennent d’un autre monde ? Question horrible, quand on y pense. Question qui prépare forcément la persécution, l’interdiction, l’expulsion en masse. Question qui nourrit la part criminelle des politiques.
Voici ce que nous pouvons dire : Si l’unité du monde est celle des objets et des signes monétaires, alors, pour les corps vivants, il n’y a pas d’unité du monde. Il y a des zones, des murs, des voyages désespérés, du mépris et des morts.
C’est pourquoi la question politique centrale aujourd’hui est bien celle du monde, de l’existence du monde.
Le monde unique, contre le faux monde du marché mondial : c’est ce que désirait le grand communiste Marx, auquel nous devons revenir. Il affirmait énergiquement que le monde est ce qui est commun à toute l’humanité. Il disait que l’acteur principal de l’émancipation, le prolétaire, oui, il disait : le prolétaire n’a pas de patrie autre que le monde entier des vivants. Et que pour cela il fallait en finir avec le monde du marché mondial, c’est à dire le monde des marchandises et de la monnaie. Le monde du capital et des propriétaires. Pour qu’il y ait le monde commun de tous, il fallait en finir avec la dictature financière de la propriété privée.
Aujourd’hui, cette puissante vision de Marx, certains, pleins de bonne volonté, croient qu’on peut y arriver par un élargissement de la démocratie. Il faudrait étendre au monde entier la bonne forme du monde, celle qui existe dans les démocraties occidentales ou au Japon. Ce qui n’est pas bien, c’est qu’il n’y a pas cette démocratie partout. Mais à mon avis cette vision est absurde. Le monde démocratique occidental a pour base matérielle absolue la propriété privée. Sa loi, c’est qu’un pour cent des gens possèdent 46 % des richesses mondiales, et que dix pour cent possèdent quatre-vingt-six pour cent des richesses mondiales. Comment faire un monde avec des inégalités aussi féroces ? Dans les démocraties occidentales, la liberté, c’est d’abord la liberté sans limite de la propriété, de l’appropriation de tout ce qui a de la valeur. Et puis c’est la liberté de la circulation des objets et des signes monétaires. La conséquence fatale de cette conception est la séparation des corps vivants par et pour la défense acharnée, la défense impitoyable des privilèges de la richesse.
Du reste, nous connaissons parfaitement la forme concrète de cet « élargissement » de la démocratie. C’est, tout simplement, la guerre. La guerre en Yougoslavie, en Irak, en Afghanistan, en Somalie, en Libye, ce sont les dizaines d’interventions militaires de la France en Afrique…
Que pour soi-disant organiser des élections libres dans un pays il faille faire de longues guerres, doit nous amener à réfléchir, non seulement sur la guerre, mais sur les élections. À quelle conception du monde est liée aujourd’hui la démocratie électorale ? Après tout, cette démocratie impose la loi du nombre. Tout comme le monde unifié par la marchandise impose la loi monétaire en nombre. Il se pourrait bien qu’imposer par la guerre le nombre électoral, comme à Bagdad, à Tripoli, à Belgrade, à Bamako ou à Kaboul, nous ramène à notre problème : si le monde est celui des objets et des signes, c’est un monde où tout est compté. En politique aussi, on doit compter. Et ceux qui ne comptent pas, ou sont mal comptés, on leur imposera par la guerre nos lois comptables.
Ce qui prouve que le monde ainsi conçu, en réalité n’existe pas, ou n’existe artificiellement que par la violence.
Il faut, je crois, renverser le problème. Il faut affirmer dès le début, comme un axiome, comme un principe, l’existence du monde. Il faut dire cette phrase très simple : « Il y a un monde des femmes et des hommes vivants. » Cette phrase n’est pas une conclusion objective. Nous savons que sous la loi monétaire, il n’y a pas un monde unique des femmes et des hommes. Il y a le mur qui sépare les riches et les pauvres. Cette phrase, « il y a un monde » est performative. Nous décidons qu’il en est ainsi pour nous. Nous serons fidèles à cette phrase. Il s’agit de tirer les conséquences très dures et difficiles de cette phrase très simple. Exactement comme Marx, lorsqu’il crée la première organisation Internationale des ouvriers, tire les conséquences difficiles de son affirmation : les prolétaires n’ont pas de patrie. Les prolétaires sont de tous les pays. Les prolétaires sont internationaux.
Une première conséquence très simple concerne les gens d’origine étrangère qui vivent parmi nous. Ceux qu’on appelle les immigrés.
S’il y a un seul monde des femmes et des hommes vivants, eh bien, ils sont du même monde que nous. Voilà. Cet ouvrier africain noir que je vois dans la cuisine du restaurant, ou ce marocain que je vois creuser un trou dans la rue, ou cette femme voilée qui garde des enfants dans un jardin ; tous ceux-là sont du même monde que moi. C’est le point capital. C’est là, et nulle part ailleurs, que nous renversons l’idée dominante de l’unité du monde par les objets, les signes et les élections, idée qui conduit à la persécution et à la guerre. L’unité du monde est celle des corps vivants et actifs, ici, maintenant. Et je dois soutenir absolument l’épreuve de cette unité : ces gens qui sont ici, différents de moi par la langue, le costume, la religion, la nourriture, l’éducation, ils existent dans le même monde, ils existent comme moi, tout simplement. Puisqu’ils existent comme moi, je peux discuter avec eux, et alors, comme avec tout le monde il peut y avoir des accords et des désaccords. Mais sous la condition absolue de ce qu’ils existent exactement comme moi, ce qui veut dire, dans le même monde.
C’est ici qu’intervient l’objection de la différence des cultures. Comment cela ? Ils sont du même monde que moi ? Le partisan d’une politique des identités va dire : non non ! Notre monde n’est pas celui de n’importe qui ! Notre monde est l’ensemble de tous ceux pour qui nos valeurs valent réellement. Par exemple ceux qui sont démocrates, ceux qui respectent les femmes, ceux qui soutiennent les droits de l’homme, ceux qui parlent français, ceux qui font ceci ou cela, ceux qui mangent la même viande, ceux qui boivent du pinard en croquant du saucisson… Pour ceux-là il y a un même monde. Mais ceux qui ont une culture différente, ceux-là, dit le petit lepéniste, ne sont pas vraiment de notre monde. Ils ne sont pas démocrates, ils oppriment les femmes, ils ont des coutumes barbares… Comment quelqu’un qui ne boit pas de pinard et ne mange pas de cochon pourrait-il être du même monde que moi ? … S’ils veulent entrer dans notre monde, il faut qu’ils apprennent nos valeurs ; il faut qu’ils partagent nos valeurs. On leur fera passer un examen de valeurs, avec comme épreuves pinard à boire et jambon cru.
Le mot, pour dire tout ça, est « intégration » ; il faut que celui qui vient d’ailleurs s’intègre à notre monde. Pour que le monde de l’ouvrier qui vient d’Afrique et de nous autres, les maîtres de ce monde, soit le même, il faut qu’il devienne, lui, l’ouvrier africain, le même que nous. Il faut qu’il aime et pratique les mêmes valeurs. Un président de la République française, Nicolas Sarkozy, a dit : « Si des étrangers veulent rester en France, qu’ils aiment la France, sinon, qu’ils s’en aillent. » Et je me suis dit : je devrais partir, parce que je n’aime absolument pas la France de Nicolas Sarkozy. Je ne partage pas du tout ses valeurs d’intégration. Je ne suis pas intégré à l’intégration.
En réalité, si vous posez des conditions pour que l’ouvrier africain soit du même monde que vous, vous avez déjà ruiné et abandonné le principe : « il y a un seul monde des femmes et des hommes vivants. » Vous me direz : il y a quand même les lois d’un pays. Bien sûr. Mais une loi est absolument autre chose qu’une condition. Une loi vaut égalitairement pour tous. Une loi ne fixe pas une condition pour appartenir au monde. Elle est simplement une règle provisoire qui existe dans une région du monde unique. Et on ne demande pas d’aimer une loi. Seulement de lui obéir.
Le monde unique des femmes et des hommes vivants peut bien avoir des lois. Il ne peut pas avoir des conditions d’entrée ou d’existence en son sein. Il ne peut pas exiger que pour y vivre il faille être comme tous les autres. Encore moins comme une minorité de ces autres, par exemple être comme le petit bourgeois blanc civilisé. S’il y a un seul monde, tous ceux qui y vivent existent comme moi, mais ils ne sont pas comme moi, ils sont différents. Le monde unique est précisément le lieu où existe l’infinité des différences. Le monde est le même parce que les vivants de ce monde sont différents.
Si on demande au contraire à ceux qui vivent dans le monde d’être les mêmes, alors c’est le monde qui se ferme et devient, lui, en tant que monde, différent d’un autre monde. Ce qui prépare inévitablement les séparations, les murs, les contrôles, les mépris, les morts, le fascisme et finalement la guerre.
On demandera alors : ces infinies différences, est-ce que rien ne les règle ? N’y a-t-il aucune identité qui entre en dialectique avec ces différences ? Il y a un seul monde, très bien. Mais est-ce que cela veut dire qu’être français, ou être un Marocain qui vit en France, ou être breton, ou être musulman dans un pays de tradition chrétienne, est-ce que tout cela ne veut rien dire devant l’immense unité du monde des vivants ?
C’est une bonne question. Bien sûr, l’infinité des différences est aussi l’infinité des identités. Examinons un peu comment des identités distinctes peuvent se maintenir même quand on affirme l’existence d’un seul monde pour tous les vivants humains.
Et d’abord, qu’est-ce qu’une identité ? La définition la plus simple est : une identité est l’ensemble des traits, des propriétés, par le moyen desquels un individu ou un groupe se reconnaît comme étant « lui-même ». Mais qu’est-ce que « lui-même » ? C’est ce qui, à travers toutes les propriétés caractéristiques de l’identité, demeure invariant. On peut donc dire qu’une identité est l’ensemble des propriétés qui soutiennent une invariance. Par exemple, l’identité homosexuelle est faite de tout ce qui se rattache à l’invariance de l’objet possible du désir ; l’identité d’un artiste est ce à quoi on reconnaît l’invariance de son style ; l’identité d’une communauté étrangère dans un pays est ce qui fait qu’on reconnaît son appartenance : la langue, les gestes, le costume, les habitudes alimentaires, etc.
Ainsi définie par invariants, l’identité est doublement référée à la différence.
L’identité est ce qui est différent du reste (identité statique).
L’identité est ce qui ne devient pas différent (identité dynamique).
À l’arrière-plan, nous avons la grande dialectique philosophique du Même et de l’Autre.
Sous l’hypothèse que nous vivons tous dans le même monde on peut affirmer le droit d’être le même, de maintenir et de développer son identité. Si l’ouvrier malien existe comme moi, il peut aussi bien affirmer qu’il a le droit, tout comme moi, de conserver et organiser les propriétés invariantes qui sont les siennes, la religion, la langue maternelle, les façons de jouer ou d’habiter, etc.
Il affirme son identité en refusant qu’on lui impose une intégration. Soit la pure et simple dissolution de son identité au profit d’une autre. Parce que cette autre identité, s’il pense comme je pense qu’il habite dans le même monde que moi, il n’a aucune raison a priori de la croire meilleure que la sienne.
Cela dit, cette affirmation identitaire a deux aspects bien différents, dans la dialectique du même et de l’autre.
Le premier aspect est le désir que mon devenir reste intérieur au même. Un peu comme quand Nietzsche énonce la fameuse maxime : « Deviens qui tu es. » Il s’agit du développement immanent de l’identité dans une nouvelle situation. L’ouvrier malien ne va rien abandonner de ce qui fait son identité individuelle, familiale ou collective. Mais il va peu à peu approprier tout cela, de façon créatrice, au lieu où il se trouve dans le monde. Il va ainsi inventer ce qu’il est : un ouvrier malien à Montreuil, ou plutôt, il va se créer lui-même comme mouvement subjectif, depuis le paysan malien jusqu’à l’ouvrier installé à Montreuil. Sans cassure intime. Mais par une dilatation de l’identité.
L’autre façon d’affirmer l’identité est négative. Elle consiste à défendre avec acharnement que je ne suis pas l’autre. Et c’est souvent indispensable, par exemple quand nos gouvernements, tous réactionnaires et complices du fascisme sur ce point, exigent une intégration autoritaire et persécutoire. L’ouvrier malien va affirmer avec force que ses traditions et ses usages ne sont pas celles du petit bourgeois européen. Il va même renforcer les traits identitaires religieux ou coutumiers. Il va s’opposer au monde occidental dont il n’accepte pas la supériorité. Et comment le lui reprocher, si on pense justement que l’idée de la supériorité d’un monde est absurde, puisqu’il y a un seul monde ?
Finalement il y a dans l’identité un double usage de la différence. Un usage affirmatif : le même se maintient dans sa propre puissance différenciante. C’est une création. Un usage négatif : le même se défend contre sa corruption par l’autre. Il veut préserver sa pureté.
Toute identité est le jeu dialectique d’un mouvement de création et d’un mouvement de purification.
On voit alors assez bien le rapport entre les identités et le grand principe : « Il n’y a qu’un seul monde. »
L’idée générale est simple : sous le principe de l’unité du monde des vivants, les identités font prévaloir la création sur la purification.
Pourquoi la politique des murs, des persécutions, des contrôles et des expulsions est-elle un désastre ? Pourquoi créée-t-elle une très dangereuse opinion fascisante ? Parce que, bien sûr, elle crée en fait deux mondes, ce qui revient à nier l’existence même de l’humanité, et à préparer des guerres infinies. Mais en plus, elle pourrit la situation à l’intérieur même de nos sociétés. Parce que les Marocains, les Maliens, les Roumains et tous les autres, ils viendront quand même, en grand nombre. Cependant la persécution va renforcer chez eux, non pas le processus de création, mais le processus de purification. En face de Sarkozy ou de Blair, de Hollande et de Valls, qui veulent l’intégration immédiate par les moyens de l’expulsion et de la persécution, nous aurons de jeunes islamistes prêts au martyre pour la pureté de la foi. Et cela transformera peu à peu nos sociétés en sociétés policières et répressives. Cela préparera le fascisme, qui n’est rien d’autre qu’une politique capitaliste policièrement asservie à un grossier phantasme national. C’est pourquoi il faut à tout prix soutenir tout ce qui fait que l’identité créatrice l’emporte sur l’identité purificatrice, si même nous savons que la seconde ne peut jamais complètement disparaître.
Pour cela l’unique méthode est d’affirmer d’abord qu’il y a un seul monde. Et que les conséquences internes de cet axiome sont forcément des actions politiques qui ouvrent l’aspect créateur des identités ; en sorte que je peux très précisément discuter, avec un ouvrier marocain ou une mère de famille venue du Mali, de ce que nous pouvons faire ensemble pour affirmer que nous existons, les uns comme les autres dans le même monde, quoique sous des identités partiellement distinctes.
Il faut organiser partout l’existence politique d’un monde unique. Nous allons nous rencontrer, et nous pourrons évidemment discuter nos différentes façons d’être dans le même monde. Mais d’abord, avant tout, nous allons demander ensemble l’abolition des lois de persécution, des lois qui font les murs, les rafles et les expulsions. Les lois qui livrent les étrangers à la police. Nous allons affirmer, avec force, comme dans un combat, que la présence en France de centaine de milliers de gens de provenance étrangère n’est en rien une question d’identité et d’intégration. Il s’agit là de prolétaires, qui en fin de compte nous enseignent, par leur vie active et nomade, qu’en politique, en politique communiste, on doit se référer à l’unique monde des humains vivants, et non au faux monde des nations séparées. Il suffit de voir tout ça avec l’idée simple qu’ils sont là et qu’ils existent comme nous. Il suffit de constater leur existence, et d’exiger qu’on la régularise, qu’on la considère comme une vie normale, comme une vie qu’on laisse exister comme toute autre. Il suffit au fond de faire tout ce qu’on fait très naturellement pour des amis.
Dans ce trajet collectif nous échangerons nos identités., sans avoir à renoncer à quoi que ce soit, ni à intégrer quiconque à quoi que ce soit. Les étrangers nous enseigneront comment, depuis leur long voyage, ils voient la très mauvaise politique de notre pays et comment ils participeront à son changement ; et nous enseignerons aux étrangers comment nous essayons depuis longtemps de la changer, cette politique, et comment nous voyons leur place essentielle dans l’avenir de ce combat. Il en sortira des idées imprévisiblement nouvelles. Et aussi des formes d’organisation, où la différence entre étrangers et nationaux sera entièrement subordonnée à notre conviction commune : il y a un seul monde où nous existons en égalité les uns aux autres, et dans ce monde nos identités peuvent s’échanger amicalement, pourvu que nous partagions des actions politiques.
Nous pouvons ainsi récapituler en quatre points notre trajet de pensée.
Sur ce lien intime entre la politique et la question des étrangers, aujourd’hui absolument central, il y a un texte étonnant de Platon, sur lequel j’aimerais conclure. C’est à la fin du Livre 9 de La République. Les jeunes interlocuteurs de Socrate lui disent : « Ce que tu nous as raconté, là, sur la politique, c’est très bien, mais c’est impossible. On ne peut pas le réaliser. » Et Socrate répond : « Oui, dans la Cité où l’on est né, c’est peut-être impossible. Mais ce sera peut-être possible dans une cité étrangère. » Comme si toute politique vraie supposait l’expatriation, l’exil, l’étrangeté. Souvenons-nous de cela quand nous allons amicalement faire de la politique avec des étudiants étrangers, des ouvriers étrangers, des jeunes des banlieues : Socrate a raison, le fait qu’ils soient étrangers, ou que leur culture soit différente, n’est pas un obstacle. Au contraire ! C’est une chance, c’est la possibilité de la création ici même des formes neuves de l’internationalisme. Et souvenons-nous que Marx disait ceci : la caractéristique la plus fondamentale du communiste, c’est qu’il est internationaliste. Parce que la réalisation d’une politique vraie en un lieu de ce monde unique que nous proclamons a absolument besoin, pour sa possibilité même, de ceux qui viennent d’un autre endroit du même monde.
Un premier ministre socialiste français a dit, au début des années quatre-vingt : « Les immigrés sont un problème. » Nous devons renverser ce jugement et dire : « Les étrangers sont une chance ! »
La masse des ouvriers étrangers et de leurs enfants témoigne dans nos vieux pays fatigués de la jeunesse du monde, de son étendue, de son infinie variété. C’est avec eux que s’invente la politique à venir. Sans eux nous sombrerons dans la consommation nihiliste et l’ordre policier. Nous nous laisserons dominer par les petits lepénistes et leurs flics.
Que les étrangers nous apprennent au moins à devenir étrangers à nous-mêmes, à nous projeter hors de nous-mêmes, assez pour ne plus être captifs de cette longue histoire occidentale et blanche qui s’achève, et dont nous n’avons plus rien à attendre que la stérilité et la guerre. Contre cette attente catastrophique, sécuritaire et nihiliste, saluons le vrai communisme, qui est la nouveauté, et donc l’étrangeté, du matin.
Alain Badiou