Paragraphe
Enfin, pour Daisy l’heure a sonné — enfin ! Le tueur viendra demain et mettra fin à ses jours. Une existence tout entière consacrée à mettre bas des veaux et à fournir chaque jour ses trente-huit litres de lait ; et on l’aurait laissée là, mourir seule au pré, paisiblement ? Depuis son départ des USA à la fin de la première guerre, sa traversée de l’Atlantique, son arrivée en France et son entrée triomphale dans le petit village de la Marne ravagé par quatre ans de conflit, pas une seule fois Daisy n’aura douté de l’ordre profond et nécessaire du monde : la guerre.
Inspirée de l’histoire authentique d’une vache américaine envoyée par des écoliers de Brooklyn à des paysans de la Marne réduits à la misère par la Grande Guerre, ce monologue raconte l’arrivée des boys en Europe, les villages dévastés et la détresse des survivants, mais aussi les solidarités inébranlables qui s’établirent d’une rive à l’autre de l’Atlantique.
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Cette création est une commande du Conseil départemental de la Marne à la compagnie dans le cadre du centenaire de la Grande Guerre.
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Photographie(s) : Alain Julien
Il t’aime bien, Louis. Ça se voit dans son œil. C’est son œil qu’il faut regarder, pas la crevasse à côté. Regarde dans son œil, tu verras, il t’aime bien. C’est juste que la nuit, il faut le laisser dormir. Il se traîne toute la journée, ses poumons qui le travaillent, et le soir il tourne, il tourne pour trouver le sommeil. Alors, quand il dort, il ne faut pas le réveiller. Ça lui tourne l’humeur. Et de l’humeur tournée, il en a déjà beaucoup, avec sa moitié de tête quelque part dans les champs. C’est pour ça qu’il regarde les Chinois toute la journée, des fois qu’ils la lui retrouvent. Il m’a raconté ce que sa fiancée lui a dit : « Si tu me touches, je dégueule. Adieu. » Elle a tourné les talons. Il a eu beau faire, lui rappeler ses promesses, elle est partie. Et lui, il reste à regarder les Chinois. Il doit se dire que s’ils la lui retrouvent, lui retrouvera sa fiancée. Mais bon, la moitié d’une tête dans la boue, après deux ans, il n’y a pas beaucoup d’espoir. Sans parler d’une fiancée dans la nature. Sans parler des poumons, ça lui siffle là-dedans, une tempête au fond des bois. Et il se traîne, il se traîne. Alors, quand tu seras plus grande, c’est toi qui portera les seaux, lui y arrive à peine. Et quand il t’apprendra à traire, tu écouteras de toutes tes oreilles, tu le regarderas de tous tes yeux, car il fait ça très bien, c’est important savoir bien traire. Il n’en a plus pour très longtemps. Les poumons. Ou peut-être une corde, à la poutre dans l’entrée. Sa fiancée, il n’a pas digéré. Une corde ou les poumons, de toute façon… Je parie qu’il voudrait qu’on l’enterre dans les champs. Mais ce n’est pas là qu’ils vont le mettre. Les Chinois ont tout sorti, ce n’est pas pour en remettre un. Ils le mettront au bois Bobet avec les autres, sous les croix, dans les trous exprès pour ça. C’est bien fait, ça couvre toute la colline, c’est même joli. Et c’est pratique pour les femmes. Le gravier qu’ils ont mis, elles peuvent circuler, elles ne salissent plus leurs jupes. Sans parler de l’odeur. C’est mieux, quand même. Les Chinois, évidemment, ça ne les dérange pas, c’est même pour ça que ce sont eux qui font ça, ils n’ont pas d’odorat, mais moi, à force, ça me coupait l’appétit. Du côté du pré des Brassières, c’était à peine tenable. Tout prenait le goût de cette odeur, même l’herbe la plus neuve. Et les femmes, leur mouchoir sur le nez, avec le parfum de violette, elles vomissaient tout le long de la sente sur le plantain, j’adore le plantain, un crève-cœur de voir ça, il fallait attendre la pluie. Maintenant, aux Brassières, c’est bien, on ne sent presque plus rien. Et dans quelques jours, du côté des Lompart, ils auront tout sorti, tout comblé. Tout ce que tu as vu aujourd’hui, les tas de ferraille, les tas de cailloux, les tas de cadavres, tout ça ce sera fini, les Chinois auront nettoyé, tout mis au bois Bobet dans les trous exprès pour ça.
Bubba jouait de l’harmonica, tu sais ? Mal, comme un pied, une horreur, un supplice, tout le monde rigolait quand il soufflait dans son machin, jusqu’à ce que quelqu’un lui gueule d’arrêter. Son frère n’avait pas eu le temps de lui apprendre jusqu’au bout. Des fois, je me dis que lui aussi va venir ici un de ces quatre, Bubba. Qu’il va descendre d’un de ces autobus qui transportent les femmes et les enfants jusqu’au cimetière. Qu’il va remonter le sentier jusqu’au pré pour regarder les champs derrière, et voir à quoi il a servi son frère, dans quoi il est maintenant. « C’est pour devenir Blanc, la France », qu’il disait Bubba. « Blanc comme votre fils », qu’il disait au vieux Bill, « Blanc comme vous. » Et le vieux Bill rigolait parce que blanc il ne l’était pas trop, rouge plutôt, violet même parfois, ça dépendait des jours, et puis après ils s’engueulaient tous les deux. Le vieux Bill disait que la France ne rendrait pas Georges plus Blanc que mon lait ne lui blanchissait les mains à Bubba, qu’il avait beau les tremper dedans, elles resteraient noires, toujours toutes noires, et que d’ailleurs il avait intérêt à arrêter s’il ne voulait pas ramasser un bon coup de pied quelque part parce que c’était dégueulasse de faire ça, que ça salopait la marchandise. Et Bubba disait que si, la France allait les rendre tout Blancs, ses frères, tous tout blancs, parce que c’était le président qui l’avait dit et que le président on pouvait le croire parce que c’était le président, et là le vieux Bill rigolait. Il disait que les Noirs étaient aussi idiots que les Peaux-Rouges étaient stupides, des imbéciles, des ânes bâtés, des sauvages, que personne, personne ne pouvait croire le président quand il disait que Peaux-Rouges deviendraient des Américains et les Noirs des Blancs, même s’ils partaient en France pour ça, que les promesses d’un président ça valait pas le papier pour se torcher les fesses, que même morts ils resteraient des Indiens et des Noirs, des Indiens et des Noirs pour toute l’éternité, et voilà. Et plus ils s’engueulaient tous les deux, plus Bubba devenait gris, plus le vieux Bill devenait violet, Bubba comme de la cendre, le vieux Bill comme le ciel des orages. Et à la fin le vieux Bill criait que c’était fini et que maintenant Bubba la fermait, que son fils n’était pas mort pour qu’un Nègre lui parle sur ce ton et qu’il n’avait pas intérêt à refourrer jamais ses sales pattes toutes noires dans mon lait tout blanc. Et alors Bubba s’en allait en soufflant dans son harmonica, une horreur, un supplice, rien que pour faire enrager le vieux Bill encore plus. De toute façon, ça se terminait toujours qu’ils venaient plus tard pleurer tous les deux dans l’étable, Bubba d’abord pour me brosser, le vieux Bill après suant la gnôle. En fait, je crois que ni l’un ni l’autre ne savaient vraiment à quoi ça servait, la France.
Le 6 avril 2018 à 19 h 00
à la Salle des Fêtes de Avenay Val d'Or
Le 18 mars 2018 à 17 h 00
à la Salle des Fêtes de Champillon
Le 4 février 2018 à 17 h 00
à Sommepy-Tahure
Le 14 octobre 2017 à 17 h 00
à la Ferme Découverte d'Écury-sur-Coole
Le 1 octobre 2017 à 17 h 00
à la Grange, Bergères-sous-Montmirail
Voir aussi : Alma-Clown ∗ Cabaret 14 ∗ Diptyque ∗ Éléonore en mer ∗ Le mariage forcé ∗ Le petit caporal ∗ Les raisins de la révolte ∗ Machinerie ∗ Mémémoire ∗ Phèdre / Dupont ∗ Poussinette ∗ Vassilissa la très belle…